26.
Toute la vérité
Wellan marcha pendant un moment entre les magnifiques arbres de la forêt des Elfes en rassemblant son courage. Plutôt inquiète, Kira n’osait pas parler la première. Il s’arrêta devant un rocher qui crevait la terre comme un monument funéraire et s’y appuya les reins. Ses yeux bleus se posèrent sur la princesse. « Par où commencer ? » se demanda-t-il en soupirant. Cette pensée n’échappa pas à la Sholienne.
— C’est une terrible révélation, n’est-ce pas ? devina-t-elle, debout devant lui.
— Encore plus que tu peux l’imaginer.
— Je ne suis plus une petite fille, Wellan, n’essaie pas de me ménager. Si tu sais qui est mon père, tu dois me le dire.
Il hésita encore un peu, puis décida que la meilleure stratégie était la franchise.
— C’est l’Empereur Amecareth, lâcha-t-il.
Ces mots s’enfoncèrent dans le cœur de la jeune femme comme un poignard empoisonné. Elle se mit à trembler sur ses jambes. Le doux visage de sa mère apparut alors dans ses pensées et Kira sentit une profonde vague d’apaisement la traverser. Wellan la considérait comme s’il sentait aussi la présence de la défunte reine.
— Ta mère m’a fait promettre de ne t’avouer tes origines que lorsque tu serais capable de les accepter, lui apprit le grand Chevalier avec tristesse.
— Depuis quand le sais-tu ? réussit finalement à articuler Kira.
— Fan m’a confié ce secret juste avant de mourir dans son Palais de Shola.
— Mais comment puis-je être la fille d’un pareil monstre ? se révolta le soldat mauve. Jamais, de toute ma vie, je n’ai pensé à faire le mal ! Au contraire, je ne voulais que sauver Enkidiev, comme vous tous !
— Tu as été élevée par un homme d’une grande bonté.
Le visage jovial de son protecteur, le Roi d’Émeraude, revint à la mémoire de Kira, puis celui d’Armène. Comment aurait-elle pu devenir un être exécrable au contact de ces deux merveilleuses personnes ?
— Le fait que cet empereur soit mon père ne changera pas mon destin, déclara-t-elle en retenant ses larmes de son mieux. J’aiderai Lassa à le détruire et je libérerai Enkidiev de son joug.
— Ce sont là des paroles dignes d’un Chevalier d’Émeraude.
— Merci de m’avoir dit la vérité, Wellan, même si elle me fait mal.
« Jamais autant qu’à moi », pensa-t-il.
— Ta mère m’a aussi demandé de te remettre ceci.
Il détacha de son cou la chaînette au bout de laquelle pendait une magnifique étoile de cristal enchâssée dans un cercle métallique.
— Ce talisman appartenait à la Reine Fan, dévoila-t-il en le lui tendant. C’est un des symboles des maîtres magiciens. Comme tu le sais déjà, les mages portent tous une pierre transparente qui contient leur savoir. J’aurais dû te le remettre bien avant aujourd’hui, mais je n’étais pas prêt à m’en séparer.
— Je ne peux pas l’accepter, Wellan, protesta la jeune femme en secouant la tête. J’ai mis fin prématurément à mes études de magie pour devenir Chevalier. Je ne mérite pas de porter cet emblème.
— C’est pourtant la volonté de ta mère.
Le grand chef continua de tenir le bijou magique du bout des doigts. Kira commença par fixer le pendentif brillant avec incertitude. Elle savait qu’il représentait l’ultime lien de Wellan avec la première femme qu’il avait aimée, la mère de son seul et unique fils. Comment pouvait-elle l’en priver sans se sentir coupable d’avoir planté un autre pieu dans son cœur ?
— Si elle a insisté pour que tu reçoives un jour cette amulette, elle avait très certainement ses raisons, hésita Wellan. Tous les gestes posés par ta mère sont calculés, Kira.
— Je sais et j’en ai honte, s’excusa-t-elle.
— Alors, tu comprends pourquoi tu dois accepter ce présent.
Kira tendit une main tremblante vers le grand Chevalier qui y déposa la chaînette.
— Tu es un homme de parole, le complimenta-t-elle.
Mais Wellan détourna le regard et s’enfonça dans la forêt, l’âme en peine. Kira respecta son besoin de solitude. Elle examina plutôt le bijou au creux de sa paume. Elle était la fille de l’Empereur Noir, l’être le plus détestable de tout l’univers. Pire encore, tout le monde le savait sauf elle. Mais curieusement, elle n’était pas fâchée contre ses compagnons d’armes qui lui avaient caché ses origines pendant toutes ces années. Elle comprenait leur silence. Elle admirait même leur loyauté envers Wellan, qui avait décidé d’attendre qu’elle ait acquis suffisamment de maturité avant de tout lui dire.
Kira se rappela la prophétie et les paroles du Roi Hamil. Non, elle ne laisserait certes pas ce lien de parenté inattendu l’empêcher de faire son devoir. « Qu’il soit mon père n’y changera rien », se répéta-t-elle. Elle pensa subitement à Sage : connaissait-il la vérité à son sujet ?
Wellan souffrait trop pour qu’elle lui pose les questions qui l’assaillaient. Mais Falcon ne lui avait-il pas offert d’y répondre ? Kira attacha la chaînette à son cou, la dissimula sous son uniforme mauve et bondit à la recherche de son frère. Elle le trouva au milieu du village à examiner les ecchymoses d’un jeune Elfe qu’on venait de retirer des décombres de sa hutte. Patiemment, elle attendit qu’il laisse l’adolescent aux oreilles pointues rejoindre sa famille avant de s’adresser à lui.
— Falcon, j’ai besoin de ta franchise, lança-t-elle dès qu’il fut libre.
Le Chevalier posa ses yeux turquoise sur elle avec inquiétude. Elle l’informa que Wellan lui avait révélé l’identité de son père, mais qu’il n’avait pas entièrement satisfait sa curiosité.
— Il n’y a peut-être que lui qui connaisse les réponses à tes questions, argumenta Falcon en craignant d’en dire trop.
— Ce que Wellan sait, mes frères les plus âgés le savent aussi, car il existe entre vous un lien particulier.
Cela allait évidemment à l’encontre des règlements de l’Ordre, qui prévoyaient que les Chevaliers ne devaient avoir aucun secret les uns pour les autres, mais c’était ainsi que les choses s’étaient passées. Ayant grandi ensemble et n’ayant jamais été les Écuyers d’un maître avec qui ils auraient tissé des liens étroits, les sept premiers Chevaliers partageaient une complicité qui ne se retrouvait pas chez leurs compagnons plus jeunes.
— Que veux-tu savoir ? soupira enfin Falcon.
— Dis-moi qui est le père de Jahonne.
— Tous les hybrides ont le même père.
— Amecareth les a tous conçus ? s’étonna-t-elle.
Falcon hocha doucement la tête en lui donnant le temps d’assimiler les implications douloureuses de cette révélation.
— Mais pourquoi ? explosa-t-elle.
— Il tente d’engendrer un héritier parfait. Beaucoup d’hybrides se cachaient dans le monde souterrain d’Alombria, mais aucun n’était aussi bien réussi que toi. En fait il n’y en a eu qu’un seul autre, mais ce petit garçon a été mis à mort il y a plus de cinq cents ans.
— Moi, je suis une réussite ? Tu dis ça pour me taquiner, n’est-ce pas, Falcon ?
— Pas du tout. Bébé, tu manipulais déjà la magie comme personne. Même maintenant, nous sentons en toi une terrible puissance que tu commences à peine à utiliser.
— Alors, l’énergie violette que je matérialise quand je suis en colère, c’est de la sorcellerie d’insecte et pas de la magie de Chevalier ?
— Je le crains.
— Merci, mon frère. J’apprécie ta franchise et je t’en serai éternellement reconnaissante.
Kira lui tendit le bras. Son compagnon le serra à la façon des Chevaliers en lui souriant. Elle essaya alors de repérer son époux. Falcon la regarda s’éloigner en admirant une fois de plus son immense courage. Il n’était certainement pas facile pour elle d’apprendre qu’elle était l’héritière de l’empereur qui tentait impitoyablement de les faire disparaître de la surface de la terre.